Les Yoginī, ces femmes aux pouvoirs extraordinaires
Existe-t-il une religion, dans le monde et à travers les siècles, qui n’ait attribué au sexe féminin d’étonnantes ou de redoutables facultés ? Si le Christianisme voit en la femme l’incarnation de la pécheresse et la tentatrice, de nombreuses traditions orientales lui ont attribué de remarquables pouvoirs de transformation et de divinisation.
La présence de ces femmes aux innombrables pouvoirs est particulièrement marquée dans le bouddhisme tibétain, le tantrisme et l’hindouisme, mais on la trouve également au Japon (dakini-ten) et en Chine (Kōngxíng mǔ). Il s’agit de figures féminines quelquefois déesses, quelquefois démones (ḍākinī), ou parfois même de simples mortelles détentrices de pouvoirs extraordinaires (siddhis) parmi lesquels on peut citer le pouvoir de tuer à distance, de soumettre les autres à sa volonté, ou encore le pouvoir de lévitation.
Ces femmes mystérieuses et dangereuses, fées ou sorcières, déesses ou démones, avaient de nombreux adeptes masculins qui espéraient se voir transmettre leurs pouvoirs grâce à la pratique de rituels déterminés.
Ces femmes étaient parfois connues sous le nom de « yoginī ».
Les Yoginī, incarnation féminines du pouvoir yogique
La yoginī est une figure complexe et fuyante, parée d’un voile de mystère générant une multitude de fantasmes. La première difficulté semble se loger dans le terme lui-même : “yoginī” renvoie à des réalités différentes selon le contexte géographique et religieux dans lequel il se situe. Une première approche voit en la yoginī l’incarnation féminine du pouvoir yogique. Il semble en effet avéré que ces femmes aient été intimement liées à l’art du yoga, yoginī pouvant être traduit par : « celle qui pratique le yoga » ou “maîtresse de yoga”.
Les textes les plus connus évoquant les yoginī sont les Tantras hindouistes et bouddhistes (env. VIIe - VIIIe s. de notre ère).
D’après le dictionnaire sanskrit-anglais de référence, les tantras sont des
“traités d’enseignement des méthodes magiques et mystiques censés porter sur cinq sujets : la création du monde, sa destruction, l’adoration des dieux, l’obtention de toutes choses (en particulier les facultés surhumaines) et les voies de l’union avec l’esprit suprême par la méditation”.
L’ un des plus célèbres textes tantriques décrit le rite kaula : il consistait, pour les hommes, à échanger leurs fluides corporels sécrétés lors de rapports sexuels ritualisés avec des partenaires féminines, elles-mêmes appelées yoginī. Le terme “yoginī” reflétait donc à cette époque une forme de duplicité : il désignait à la fois les déesses aux pouvoirs surnaturels auxquelles des cultes étaient dédiés mais également les partenaires féminines des adeptes du tantrisme.
Dans ces deux cas de figure, les femmes étaient les dépositaires de pouvoirs surhumains largement convoités par les hommes. D’après les textes, les hommes cherchaient à acquérir ces facultés extraordinaires pour devenir plus forts, plus puissants ou encore s’émanciper de leur condition. Il semblerait en effet que les premiers adeptes du tantrisme aient été des hommes de castes inférieures. La pratique des rituels tantriques et l’expérience personnelle fondée sur la réalité des sens étaient un moyen de briser le conditionnement rigide imposé par le système des castes. C’est pourquoi une grande majorité des rites tantriques étaient transgressifs : dans le système hindou, certains actes comme boire de l’alcool, manger de la chair animale, faire des sacrifices animaux ou avoir des rapports sexuels dans un lieu public faisaient perdre le privilège de sa caste.
Les rituels tantriques incluaient précisément la réalisation de tels actes. La littérature médiévale sanskrite décrit les rites tantriques comme des nuits d’orgie et de festins chargés d’alcool et de mets carnivores qui se déroulaient généralement des champs crématoires, lieux impurs par excellence. Réalité ou fantasme ? Il semblerait, dans tous les cas, que ces pratiques aient été très codifiées puisqu’elles impliquaient l’accomplissement de gestes précis : offrandes, récitation de mantras et de litanies, traçage de mandalas au sol, distribution de cadeaux, …
Contrairement à ce que l’on pense communément en Occident quand on évoque le tantrisme, seuls les rites dits « conclusifs » impliquaient l’union sexuelle. Si l’accomplissement d’actes prohibés était indispensable à la démarche tantrique de libération de l’homme, il ne faut pas oublier qu’ils s’inscrivaient dans une liturgie plus large.
Dans ce système de rites et de cultes, c’est bien la femme qui transmet ses pouvoirs à l’homme. Par le système d’offrandes à la yoginī, l’adepte cherche à obtenir ses grâces afin de « fusionner » (sāmarasya) avec la déesse. Par les pratiques sexuelles avec la yoginī, l’homme reçoit les fluides sécrétés par sa partenaire, lesquels renferment une inépuisable énergie créatrice. Les sécrétions vaginales, en particulier les règles menstruelles, sont d’ailleurs nommées “rajas”, terme signifiant “énergie dynamique”.
Le rapport charnel doit impérativement mettre en relation deux êtres de sexe opposé afin de réaliser concrètement l’union des contraires. Ainsi la yoginī, femme-yoga ou śakti, représente le pendant féminin du yogi, homme-yoga ou principe masculin Śiva.
Les yoginī, des créatures à la fois dangereuses et favorables
Si elles étaient associées au pouvoir et au dépassement de la condition humaine, les yoginī étaient aussi très redoutées. Elles étaient des créatures à la fois dangereuses et favorables. Elles sont d’ailleurs souvent représentées dans les arts traditionnels sous leur forme courroucée (voir image ci-dessous).
Cheveux épars, air féroce, introduisant leurs doigts dans la bouche afin d’émettre un bruit strident, elles sont représentées dans une pose belliqueuse avec plusieurs attributs guerriers (bouclier, épée, …).
Néanmoins, il convient de préciser que ces attributs symbolisent aussi bien leur penchant destructeur et menaçant que leur penchant protecteur. Les formes généreuses et voluptueuses dont elles sont d’ailleurs souvent parées rappellent celles attribuées classiquement aux déesses bienveillantes.
On l’aura compris : la figure de la yoginī est ambivalente.
A côté de ces formes courroucées, on peut la trouver dans l’iconographie indienne sous les traits d’une déesse protectrices des rois. De nombreux sites archéologiques indiens contiennent les vestiges de temples construits en l’honneur d’une yoginī, attestant ainsi de son accession au statut de déesse. En érigeant un temple de pierres dédié à la yoginī, les rois entendaient se placer sous sa protection et obtenir la victoire à l’issue d’une bataille.
Enfin, certaines peintures réalisées sous le sultanat de Bijapur, (fin XVIe- début XVIIe siècle) représentent une ou plusieurs yoginī. Dans l’image ci-dessous, on ne peut qu’admirer l’attitude princière et la délicatesse de cette yoginī qui pose sur l’oiseau mainate son regard plein de douceur.
Figure mouvante, changeante, transformatrice et en transformation continuelle, la yoginī symbolise peut-être finalement les multiples possibilités du réel. Protection, férocité, grâce, beauté, violence, agressivité, douceur, … Elle reflète à elle seule toutes les contradictions de la nature humaine.
Qu’elle se nomme Kālī, Shakti ou simplement Devī (la Déesse), qu’elle soit docile, bienveillante ou sanguinaire, la yoginī est toujours insaisissable. Observée de loin par les hommes tantôt avec dévotion, tantôt avec effroi mais toujours avec envie, la yoginī est l’emblème de la puissance et la passion féminines dans leur forme la plus brute et la plus épurée.
Sources :
Debra Diamond (dir.), Yoga, L’art de la transformation, La Plage, 2017
M. Monier-Williams, A Sanskrit English Dictionary, 1851
Patricia Sauthoff, « Kaula », Hinduism and Tribal Religions, Encyclopedia of Indian Religions, 2019
Ysé Tardan-Masquelier (dir.), Yoga. L’encyclopédie, Albin Michel, 2021.
Jean Varenne, Le Tantrisme. Mythes, rites, métaphysique, Albin Michel, 1997